Me sentir gestalt-thérapeute ?
Cette interrogation peut vouloir poser la question des conditions de l’exercice ou de quelle façon, avec quelle méthodologie, quelle pratique clinique, quelle orientation. Comment aussi s’insérer dans une filiation, une communauté, une appartenance, un cadre. Mais aussi bien cela peut interroger en regard de l’évolution des pouvoirs publics dans notre domaine, comme de l’évolution du monde, de la politique, de la crise climatique, culturelle, sociétale. Cela peut engager également les projections que nous faisons sur l’avenir de cette pratique. Le thème est vaste et tend à laisser le choix d’orienter le propos de bien des manières comme de s’y perdre. Je ne pourrais traiter de tous ces aspects, je parlerai donc en mon nom.
Une communauté de pairs
Être gestalt-thérapeute aujourd’hui est en premier lieu m’inscrire dans une filiation et une communauté de pairs. Si l’exercice est le plus souvent solitaire, maintenir des liens avec nos collègues, les diverses associations et institutions est pour moi une nécessité afin de ne pas se scléroser dans les acquis qui peuvent vite devenir conservateurs. La gestalt-thérapie évolue et se diversifie. De nouveaux instituts se créent, centrés sur l’expérience ou la relation (…). Certains s’ouvrent sur des pratiques de natures différentes mais proches de leur épistémologie. Des groupes approfondissent la phénoménologie.
Toujours reconsidérer
Ce qui m’intéresse est de continuer à creuser la voie déjà tracée par mes diverses formations en m’ouvrant à d’autres courants de pensée pas nécessairement d’orientation thérapeutique. Les ouvertures transversales, en élargissant la vision ou en permettant davantage de comprendre ce que l’on fait, rendent vivante et créative l’expression de la pratique. Il me semble nécessaire de faire un détour par des chemins pratiqués par d’autres personnes pour comprendre le mien.
Cette manière de procéder s’était, il y a quelques années de cela, ouverte à moi en réalisant le cheminement du philosophe François Jullien qui, pour reconsidérer la philosophie grecque, était passé par la culture chinoise, la plus éloignée du modèle européen.
Pour nourrir leur pratique, certains.nes collègues éprouvent le besoin de se former à d’autres approches psychothérapeutiques qui peuvent en effet éclairer les problématiques d’accompagnement avec des perspectives différentes.
Je reste assez persuadé que la gestalt-thérapie phénoménologique et de champ n’est en aucun cas dépourvue pour accompagner la plupart des situations thérapeutiques. Pour ma part c’est une question d’exploration et d’intégration permanente. En buttant sur des limites provisoires, aller plus loin dans la recherche, la remise en question, l’échange, l’assimilation, ouvre de nouvelles possibilités de s’ajuster créativement. Cette approche qui m’apparaît toujours originale ne quête pas essentiellement les outils en eux-même pour devenir efficiente, elle trouve sa ressource essentielle dans la capacité du thérapeute à se déprendre d’un certain nombre d’encombrements personnels, représentatifs, volontaristes, dogmatiques afin d’être au plus près de lui-même pour rejoindre son patient.
Un métier d’artiste-artisan
Le métier de gestalt-thérapeute est pour moi un « métier d’artiste-artisan » nécessitant capacités esthétiques, créativité et improvisation. Immergé dans la subjectivité et la complexité des individus et des groupes sociaux, il est éloigné des formats évaluatifs normés ou scientifiques. En revanche je sens qu’il a fort à explorer du côté des transversalités anthropologiques, des arts corporels, de la philosophie, de la sociologie clinique, de la littérature afin d’articuler ces ouvertures à ses modalités théorico-cliniques.
Être accompagnant gestaltiste réfère aussi à l’aspect expérientiel souligné par Jean-Marie Robine et bien d’autres avant lui et à sa suite. En effet l’immersion expérientielle est l’endroit, le lieu/temporalité de la déprise de soi dans l’inter-relation. Pas seulement du savoir et des représentations mais aussi du vouloir, du moi, de ce qu’il faudrait faire, de ce qui est attendu et même de ce que l’on a appris. Alors dans la rencontre de soi avec l’autre, de la présence à la situation, peut émerger dans l’indifférencié quelque chose de précieux qui fonctionne comme une clé d’accès à ce qui est habituellement recouvert par le bruit des conventions, des habitudes, des craintes, des renoncements, des protections, des contenus, du connu.
Une pratique nano-dissidente
Être gestalt-thérapeute dans mon actualité prendrait là sa source dans un décalage avec les méthodes à l’interprétation formaliste, un regard de biais, une immersion pré-réflexive, une résonance des flux, un processus qui parle d’immersion/émersion. Et ce n’est pas aisé de me situer dans cette forme/flux originaire tant elle renonce dans le moment du pré-contact aux nombreux codes culturels volontaristes, défensifs ou contrôlants, implicites ou explicites qui maillent nombre d’habitudes ou de pratiques.
Nous pourrions mettre cela au chapitre marginal des « pratiques nanodissidentes » comme Emma Bigé nomme les chorégraphies gestuelles dissidentes de l’ordre capitaliste du mouvement (1). Au contact d’autres formes de pratiques gestuelles et de leurs implications philosophiques et cliniques, la gestalt-thérapie ne cesse de se renouveler avec la lenteur qui lui sied, en marge de la précipitation ambiante. En cela, habiter la marge pourrait peut-être me sembler le luxe de l’indigence à se répandre ou de celle de la conformité ambiante.
Comment tisser une instrumentation sensorielle, attentionnelle et expressionnelle dont la fonction participe de l’émancipation des habitudes, de la répétition de l’histoire, de son emprise et de la plainte. Réfléchir ensemble à la réaffirmation des principes fondateurs comme redessiner sans cesse nos formes de pratique, la théorie du self, ses modulations et autres… participent de ma façon d’être gestalt-thérapeute aujourd’hui à la suite de nos fondateurs hexagonaux.
Entre thérapie et poésie
Puisqu’être gestalt-thérapeute s’articule avec esthétique et créativité, je sens toujours dans cette manière d’être-au-monde des proximités avec le monde de l’art en général et peut-être particulièrement avec celui de la poésie, ce que signifiait il y a peu Laurence Nobécourt (2), écrivaine et poétesse française, disant que la poésie est bien davantage qu’un art littéraire, elle est une manière d’être-au-monde. Patrick Colin (3) la qualifie de mise en forme de l’épars, tentative de dire ce qui toujours échappe et qui nous fonde comme humain. Être-au-monde pourrait être alors une navigation entre thérapie (organisme/environnement) et poésie, sachant que cette dernière peut être presque partout et souvent dans la résonance de détails à l’image même de la thérapie. Sans cesse en résonant les deux espaces, l’espace intime et l’espace extérieur viennent, si l’on ose dire, s’encourager dans leur croissance (4), ce que Henri Gilbert définit comme Immensité intime (5).
Ouverture et engagement
Se penser gestalt-thérapeute aujourd’hui oriente également vers le devenir de la pratique. La gestalt-thérapie restera-t-elle une pratique libre dans le monde chaotique qui s’offre à nous ? Comment la pratique de la gestalt-thérapie est-elle regardée comme une profession aujourd’hui ? Profession ou profession de foi ? Les deux sans que l’on puise dénouer l’un de l’autre. Avec notre propre cadre éthique et déontologique, je me sens libre aujourd’hui dans cet exercice, bien davantage que dans mes exercices professionnels précédents.
Demeurer dans l’ouvert est aussi là où je désire me situer, l’ouvert de la disponibilité et des propositions opportunes de croissance, l’ouvert contenu à même ce qui demande l’engagement et donc sans cesse la remise en question dans le couple angoisse/excitation même si la/ma confiance n’est jamais assurée. Ne sommes-nous pas fiancés - dans son sens originel - de la gestalt-thérapie : engager sa parole.
Jean-Marie Terpereau
(1) Emma Bigé, Mouvementements, écopolitique de la danse, La découverte 2023
(2) Laurence Nobécourt, Ecrivains motorisés, des vies d’écriture, podcast L’expérience,
France Culture 2023
(3) Patrick Colin, Philosopher en gestalt-thérapie, divers tissements, L’exprimerie 2017
(4) Gaston Bachelard La Poétique de l’Espace,1957, PUF 2012
(5) Henri Gilbert, L’immensité intime, Poésis 2024
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