Échange avec Pierre Van Damme
Équipe A-Dire : La thématique abordée dans ce N°8 de la revue A-Dire est : « Comment être gestaltiste aujourd’hui ? ». Cette question apparaît au moment de la parution de ton dernier ouvrage dans lequel tu retraces l’évolution de ta posture de gestalt-thérapeute (voir bibliographie). Cette synchronicité nous a donné envie d’en savoir plus sur ton parcours et ta position actuelle dans un monde chahuté par les troubles et les violences. Comment nous situer dans ce contexte sociétal ?
Pierre Van Damme : La Gestalt-thérapie a été créée en 1951 en réaction à la pensée dominante du moment et à la psychanalyse, trop centrée sur le passé, les mots et le monde interne. Pour nos fondateurs, il s’agissait de « libérer l’individu de la névrose de masse, générée par les pressions normatives de la société » (Perls et Goodman 1951). Cette approche en vogue dans les années soixante-huitardes était adaptée aux névrosés qui avaient besoin de sortir des interdits et de la culpabilité sociétale, éducative et religieuse pour s’ouvrir à leur propre désir. Aujourd’hui, dans la remise en question des valeurs liées au travail, à la famille, au couple, cette révolte n’est plus pertinente. Dans le contexte actuel, la personne moins soumise à des contraintes sociales, se retrouve dans le flou, isolée et perdue. Dans ce « monde sans limites » (Lebrun, 1997) émergent des nouvelles pathologies, dépressives, narcissiques et borderline, pour lesquelles la stratégie thérapeutique doit évoluer en se basant sur un cadre plus clair pour permettre l’intériorisation de nouveaux repères.
A-Dire : Comment ton propre parcours a-t-il été marqué par cette évolution environnementale ?
P. VD : Durant mes études de psychologue, je qualifiais la psychanalyse de bourgeoise et intellectuelle ! Je cherchais une méthode thérapeutique démocratique, ajustée à la population précarisée auprès de laquelle j’étais investi dans le cadre du mouvement ATD Quart-monde. La démarche gestaltiste m’a séduit car elle était engagée dans la situation, rebelle à la théorie et à la psychanalyse classique, plus proche des émotions et du corps, plus groupale, centrée sur la relation et mettant en question, dans une visée libertaire et anarchiste, le côté répressif de la société. Par ailleurs, débutant ma carrière de psychologue clinicien en 76, je me trouvais démuni pour comprendre la détresse des enfants et trouver un langage commun. Donc, j’étais en quête d’un complément de formation pour mieux les accompagner.
C’est alors que ma rencontre avec Anne et Serge Ginger, lors d’un stage en 1981, fut déterminante. Enthousiaste de ce premier contact, je me suis naturellement embarqué dans un voyage fait de mobilisation émotionnelle et de confrontation où les termes de « place, bonne distance, frontière », ont été essentiels. Puis je me suis engagé dans un parcours de formation longue de gestalt-praticien (1983) puis de psychothérapeute gestaltiste à Paris (1987).
A-Dire : Pourtant, il semble que tu aies trouvé des limites à notre approche ? Peut-être surtout à certaines dérives ?
P.VD : Oui, après une phase d’idéalisation de la pratique gestaltiste, j’ai senti ses limites dans la rencontre avec les pathologies archaïques d’enfants et d’adultes. D’une part, je manquais de cadre théorique ; la Gestalt-thérapie n’a pas élaboré une théorie de la psychogenèse de l’enfant ni de repères clairs en psychopathologie. D’autre part, des erreurs thérapeutiques m’ont ébranlé car cette approche cathartique risquait, après un soulagement momentané, de mener à une aggravation des troubles et à une chronicisation. En tant que gestalt-thérapeute, je privilégiais l’expression de l’agressivité dans l’ici et maintenant, en tapant sur des coussins, en criant, en confrontant. Rétrospectivement, je vois une confusion chez Perls entre la saine agressivité et la rage destructrice. Après Staemmler (2008), je remets en cause la vision délibérément positive de l’agressivité. Encourager le débordement de la violence ne permet ni l’assimilation ni la transformation.
A-Dire : La saine agressivité est un « aller vers le monde » non seulement pour satisfaire nos besoins vitaux mais aussi dans un élan poussant vers l’altérité. Comment as-tu fait pour alimenter ta soif ? Où as-tu trouvé de la nourriture complémentaire ?
P. VD : Confronté aux limites de la Gestalt des fondateurs, certains se sont tournés vers la théorie du champ comme Jean Marie Robine, d’autres avec moi, se sont tournés dans les années 1990, vers Gilles Delisle, psychologue et formateur québécois. Dans sa révision appelée « Psychothérapie Gestaltiste des Relations d’Objet » (PGRO) ou « Psychothérapie du lien » (1998), Gilles concilie deux regards : celui de la Gestalt-thérapie et celui de la psychanalyse des relations d’objet (Winnicott, Bowlby, Stern, Spitz, Kohut, Kernberg). Deux points de vue autour du même axiome de base : « une vision unitaire de la conscience dès la naissance et le primat de la relation sur la pulsion ». Ce qui est intéressant, c’est que depuis les années 2000, la Gestalt-thérapie du lien est confirmée, voire infléchie, par les découvertes des neurosciences affectives et les recherches sur les traumas (Girard et Delisle, 2012).
A-Dire : Ces dernières années, tu t’es initié à la méditation que tu pratiques assidûment. Cette découverte a t’elle influencé ta posture de thérapeute ? et de quelle manière ?
P. VD : A un moment tourmenté de ma vie, j’étais à la recherche d’un calme intérieur. L’initiation à la méditation fut une révélation dans l’acceptation de moi-même me procurant joie et apaisement. La fréquentation régulière du Centre Durkheim (Castermane, 2013) est devenue un point d’appui pour renforcer ce processus. Je me suis alors demandé pourquoi ne pas en faire profiter mes patients en complémentarité à la psychothérapie. Je propose donc des sessions de pleine attention consciente, inspirées du zazen et de la pleine conscience, ajustées à l’approche humaniste de la Gestalt.
A-Dire : Ne risques-tu pas de créer une confusion entre la thérapie et la démarche spirituelle ?
P. VD : Je prends soin de différencier les deux processus.
- J’entends par démarche thérapeutique la recherche avec le patient d’un mieux-être, d’un meilleur ajustement à l’environnement en soignant ses blessures psychologiques issues de son présent et de son histoire de vie.
- J’entends par démarche spirituelle la recherche du sacré en soi-même, au-delà des religions et des croyances, grâce à des découvertes personnelles intérieures, expériences mystiques ou sacrées. La méditation de pleine attention consciente est un chemin pour y parvenir. Selon moi, la thérapie se situe en amont de la quête spirituelle.
A-Dire : Pourrais-tu différencier aussi les deux postures ?
P.VD : Le psychothérapeute doit développer des compétences pour accompagner au long cours des patients en souffrance psychologique - aptitudes cognitives, interactives et affectives - par sa capacité à être un thérapeute sensible et suffisamment régulé émotionnellement (Girard et Delisle, 2012).
Il est essentiellement un écoutant, un éveilleur de sens, un passeur vers une vie plus libre et entière.
Alors que le maître spirituel est un enseignant sur un chemin de pratique méditative, qui indique la voie vers l’éveil et ouvre l’humain à sa propre essence. Il est essentiellement un guide, un éveilleur de conscience à la profondeur de son être.
A-Dire : Crois-tu qu’une même personne puisse remplir ces deux fonctions ? Dans ton ouvrage, tu interroges cette possibilité et tu prends la précaution de la forme interrogative.
P. VD : J’ai effectivement été prudent dans le titre de mon livre : « Le psychothérapeute, un éveilleur de conscience ? »(2024). Je tiens au point d’interrogation. En effet, l’éveil des consciences a été longtemps la spécificité des approches spirituelles, soit de la méditation ou de la sagesse bouddhiste.
J’ouvre cette possibilité aux patients qui sont prêts à tenter cette démarche complémentaire. Certains patients actuels ou anciens expriment le désir de faire un chemin spirituel et j’offre cette ouverture dans un espace groupal bien différencié. Cet engagement se base sur le volontariat, mais avec les patients qui mènent à la fois les deux parcours, cela se met au travail !
A-Dire : Nous comprenons ta vigilance, mais nous pourrions craindre que si c’est la même personne qui se place tantôt en thérapeute, tantôt en maître spirituel, une confusion persiste chez le patient dans la mesure où il poursuit parallèlement sa thérapie.
P. VD : C’est bien pour cela que je ne m’institue pas en maître spirituel mais simplement comme un éveilleur de conscience. Cependant je vois plusieurs dérives possibles. La première est la confusion entre psychothérapie et spiritualité qui tendrait à mélanger les dimensions thérapeutiques, transpersonnelles et spirituelles. En recherchant un changement de niveau de conscience, quitte à le provoquer artificiellement par hypnose, chamanisme ou plantes hallucinogènes, ce projet risque de confondre le domaine thérapeutique et le domaine spirituel. Cette tendance, présente chez certains collègues, pourrait accélérer le processus en privant la personne de sa propre possibilité de transformation.
A-Dire : Il semble que ce risque relève de la « toute puissance » du thérapeute qui jouit de son influence et induit un phénomène d’emprise chez le patient. Nous avons donné des exemples de ces tendances dans les précédents numéros de notre revue A-Dire. Un article de toi titré « Le thérapeute est-il conscient de son potentiel destructeur ? » développe cette idée dans le N°4. Tu y soulignes que le côté destructeur du thérapeute réside dans l’abus de pouvoir. Nous avons reçu des témoignages illustrant cet écueil dans le N°5. Dans certains cas, mais pas toujours de manière consciente, le thérapeute se prend pour un gourou et alimente les soupçons sur le glissement sectaire de nos approches.
P. VD : Le psychothérapeute n’est pas un maître spirituel et se doit de rester à sa place : c’est un enjeu éthique pour ne pas aller à la dérive et fourvoyer le patient sur une voie qu’il n’a pas choisie.
Une deuxième dérive possible serait de prôner la méditation comme une psychothérapie à part entière. En effet, les nouvelles approches de pleine conscience, très en vogue aujourd’hui, risquent de réduire la méditation à un simple moyen de relaxation, de guérison des symptômes ou de soutien à la performance. Des chercheurs tels Jon Kabat Zinn en Amérique du Nord et Christophe André en France (2020), se basent sur les thérapies comportementales et cognitives pour atténuer les symptômes anxio-dépressifs sans chercher à comprendre et à dissoudre la problématique de fond originelle. Pour moi, la méditation apporte un complément à la thérapie, un apprentissage à une auto-régulation des émotions, un éveil à une pratique personnelle qui peut prendre place quand la thérapie est suffisamment avancée et que la capacité d’autonomie devient possible.
A-Dire : Tu veux dire que dans certains cas, on brûle les étapes et surtout on leurre les patients en faisant miroiter un bonheur idéal exempt de souffrances ? La psychothérapie comme la méditation seraient alors instrumentalisées à des fins commerciales dans une vision idéalisée de la santé.
P. VD : Attention donc à ne pas transformer une quête spirituelle en une apologie du capitalisme ou une promotion de l’individualisme !
A-Dire : Ce danger est mis en évidence dans le livre Happycratie d’Eva Illouz commenté dans le N°7 de notre revue où la sociologue nous met en garde contre les excès de la psychologie positive.
P. VD : Effectivement, le risque serait de faire l’économie de l’exploration de nos zones d’ombre et d’acceptation de ces zones. La positivité excessive risque d’oblitérer la souffrance et d’esquiver le chemin nécessaire pour se libérer des liens qui nous enferment dans des schémas relationnels dépassés. Il faut du temps pour les conscientiser, les dénouer et tracer une voie nouvelle de changement, basée sur la capacité à être pleinement acteur de sa vie.
A-Dire : En conséquence, sans être donneur de leçons, tu aurais peut-être quelques suggestions pertinentes pour le gestalt-thérapeute d’aujourd’hui ?
P. VD : Les gestalt-thérapeutes doivent être particulièrement vigilants à ne pas déifier ou sacraliser une approche thérapeutique comme la Gestalt, mais être en mesure d’interroger ses limites. D’autant plus que le déni du transfert, la pseudo égalité patient-thérapeute prônés par les fondateurs ouvraient la porte à des abus de pouvoir dont j’ai été témoin, parfois acteur à mon insu, entraînant de la confusion, voire de la toxicité. Une clairvoyance s’impose sur les enjeux relationnels car le thérapeute représente différentes figures : à la fois une autorité car il est garant du cadre, également un support de projection amoureuse ou de projection parentale dans les mouvements transférentiels et contre-transférentiels.
Les thérapeutes doivent aussi être attentifs à leurs zones de vulnérabilité, de corruptibilité et à ce qui peut déclencher leur propre violence. Dans les phénomènes de reproduction de situations inachevées, chacun peut tour à tour être victime ou bourreau et céder malgré lui à quelques excès.
A-Dire : Pour conclure cet échange, la question de la place de la Gestalt-thérapie dans le monde qui nous échoit, dangereusement soumis aux turbulences et incertitudes, nous parait primordiale. Des nouvelles manifestations telle l’éco-anxiété – particulièrement sensible pendant la pandémie - apparaissent et amènent une évolution de nos accompagnements. Certains collègues développent l’éco-psychologie ou l’éco-gestalt.
P. VD : En effet, les enjeux sociétaux génèrent de l’angoisse, que ce soit le changement climatique, la précarité, l’instabilité politique ou la résurgence de la guerre. L’exercice même de la psychothérapie se modifie avec les réseaux sociaux, le télétravail, la consultation ou la thérapie en visio. L’existence même de nos professions devient périlleuse, car la liberté d’expression est menacée. Dans un tel contexte, un doute surgit : la Gestalt-thérapie peut-elle s’exercer partout, sous tous les régimes politiques ?
A-Dire : Dans cette optique, nous pourrions citer Marie Petit qui déclarait dans ses dernières années, que si elle pouvait recommencer, elle ferait de la politique.
Crois-tu que l’engagement du psychothérapeute, a-fortiori du gestalt-thérapeute, a une portée politique ?
P. VD : La thérapie comporte une dimension politique. A la suite de Claude Coquelle (2002), nous pouvons nous demander quelle est la place de la psychothérapie dans la société actuelle ? Le parcours thérapeutique passe par trois étapes pour parvenir à cet engagement : « Connais-toi, toi-même », « Deviens qui tu es » et enfin « Choisis et agis ». Ainsi la thérapie permet au patient de passer d’un état résigné à un être habité par la conscience de soi et de l’autre. Dépassant la vision individualiste et hédoniste du bonheur, la fonction du psychothérapeute est alors de travailler à l’avènement d’un citoyen libre, engagé dans son milieu, à l’ouvrir à une co-conscience voir à une éco-conscience.
Bibliographie
Van Damme Pierre, (2004), Le psychothérapeute, un éveilleur de conscience ? Enrick B éditions. Podcast : https://youtu.be/nmcK8j_Rs0s , Chromosome B n°46
André Christophe, Méditer jour après jour, L’iconoclaste,2020
Castermane Jacques, La sagesse exercée, Paris, éditions du Relié, 2013.
Coquelle Claude, Le psy et la politique, Bruxelles, Mardaga, 2002.
Delacroix Jean-Marie, La pleine conscience en psychothérapie. Au cœur de la relation patient-psychothérapeute, Escalquens, Dangles, coll. « Psycho », 2020.
Delisle Gilles, La relation d’objet en Gestalt-thérapie, Ottawa, Éditions du Reflet, 1998.
Ginger Serge, La Gestalt une thérapie du contact, Paris, Hommes et groupes, 1987
Girard Line et Delisle, Gilles (sous la dir.)., La psychothérapie du lien. Genèse et continuité, Montréal, Éditions du CIG, 2012.
Lebrun Jean-Pierre, Un monde sans limites, Toulouse, Érès, 1997.
Goodman Paul, Hefferline Ralph et Perls Frederick, Gestalt-thérapie. Vers une théorie du Self : nouveauté, excitation, croissance, t. II, Montréal, Stanké, 1979.
Staemmler Frank, Repenser l’agressivité, Bordeaux, L’Exprimerie, 2014.
À Dire n° 8 - Automne 2024 - Sommaire
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