Grain de sable, au fil de l’eau
À l’annonce du thème « comment être gestaltiste aujourd’hui », je sens un appel au fond de mon ventre, l’envie de vous dire comment j’accompagne des demandeurs de psychothérapie.
A l’hôpital où j’ai travaillé pendant de nombreuses années, le cadre à orientation psychanalytique ne permettait pas d’explorer d’autres approches, même si cela évolue lentement maintenant. Le contexte du cabinet m’a amenée à me diversifier, à m’ouvrir à des possibles qui rejoignent des souvenirs d’enfance enfouis.
Je pratique entre intérieur et extérieur, dans le ici et ailleurs, à la fois dans mon cabinet avec le jeu de sable (1) pour enfants et adultes et dans un parc. Un lieu fermé et un lieu ouvert où le cadre est maintenu et ma présence de thérapeute incarnée. La Gestalt-thérapie constitue alors une enveloppe entre le dedans et le dehors.
J’ai envie de témoigner de la manière dont j’ai pris la liberté d’adapter des enseignements théo-riques pour y mettre ma touche gestaltiste. Ce n’est pas un texte pédagogique mais plutôt un ajus-tement créateur personnel.
Le jeu de sable.
Dans les premiers temps de ma pratique en cabinet, je reçois des enfants mais je suis un peu dé-munie. Je sens une différence entre le travail en institution et celui en cabinet. Je reprends une formation Thérapie par le jeu et la créativité, où je suis séduite par le jeu de sable qui me con-necte rapidement à des souvenirs d’enfance. J’ai un réel plaisir à toucher cette matière. J’ai vécu longtemps au bord de l’océan. Je revis des sensations très agréables à toucher le sable. J’approfondirai par la suite la conceptualisation de cette méthode avec l’aide d’une école jun-gienne lyonnaise.
Le cadre du bac à sable sécurisant et stable permet une forme de révélation de l’inconscient, une mise en scène de ce qui, parfois, ne peut se dire. C’est là, sans être prononçable. JM Delacroix parle d’un « déjà-là-non-encore-conscientisé ».
Cette technique est indiquée pour toute personne, après information. Je la propose plus particuliè-rement à celles qui présentent un traumatisme connu, sont angoissées et éprouvent des difficultés d’expression et celles qui ont tendance à utiliser beaucoup le mental.
Je retrouve dans ce travail des concepts gestaltistes :
la présence dans l’ici et maintenant ;
la conscience du corps avec l’éveil des cinq sens, l’émergence d’images, d’émotions ;
l’indivisibilité organisme-environnement : le patient bouge ou reste immobile autour du bac, son environnement est celui du bac, les allers-retours vers les figurines, les échanges avec le théra-peute ;
le lâcher prise ;
l’ajustement créateur qui se développe au fil des séances.
On pratique généralement debout mais chacun trouvera une position confortable. Les mouve-ments du corps de la personne se font avec ses mains voire ses avant-bras à l’intérieur du bac.
Le silence a toute son importance pour respecter la connexion à son intériorité, à son awareness.
Nous serons vigilants aux métaphores créées dans le bac à sable et à la prise en compte de cer-tains symboles dans les figurines choisies (personnages, animaux, végétaux…).
Il n’y a pas d’interprétation à poser. La personne fait son chemin dans le réel avec son rythme propre. Les dénouements s’opèrent dans le bac et finissent par prendre leur forme de façon per-sonnalisée et unique.
Déjà en 1947, F.Perls, dans son livre : « le moi, la faim et l’agressivité » donnait, avant les neuros-ciences, une explication des liens entre symptômes somatiques et psychiques : « Un jour avant que cela ne devienne une habitude vous avez contracté intentionnellement chacun de ces muscles dé-sormais crispés, lorsque vous avez voulu chasser une quelconque sensation, émotion ou image de votre conscience, vous avez réfléchi vos fonctions motrices afin de chasser ce que vous refusiez de sentir ». Et il précise que « les perturbations du contact se manifestent sous la forme d’un raidis-sement des mâchoires et des bras » (2). Les bâillements comme la position des bras sont donc importants à respecter et à inviter de prolonger pendant la séance car ils surviennent au moment où la personne se détend ou parle en silence.
Dès que j’ai mis en place le jeu de sable, les enfants y ont accordé beaucoup d’intérêt. Je le pro-pose aux enfants et adolescents dès la première séance car ils voient les figurines sur les étagères qui tapissent les murs du cabinet. Ceux qui acceptent montrent des résultats, une amélioration de leur état, assez rapidement. Les rencontres avec les parents, après deux ou trois séances de jeu de sable, ont lieu en présence de leur enfant et sont l’occasion de revisiter leur histoire familiale. Ce travail favorise la transformation des créations de l’enfant d’une forme chaotique vers des cons-tructions plus structurées.
Les adultes avec qui j’utilise cette technique ressentent un mieux-être à toucher, à construire. Le côté sensori-moteur amène assez facilement à un état méditatif qui arrête les ruminations entre-tenant l’angoisse. Je me souviens de cette jeune femme qui arrive très stressée en séance, de-mande à toucher le sable et en quelques minutes retrouve un état d’être plus apaisé. Les neuros-ciences ont étudié cet état méditatif qui agit sur le lobe frontal. L’agitation mentale, le rythme cardiaque sont alors ralentis et l’amygdale peut modérer le stress.
Le bac à sable est toujours présent et si besoin au cours de la séance la personne peut l’utiliser pour se réguler. Il arrive de temps en temps que le toucher du sable soit insupportable pour un jeune ou un adulte, c’est important de le respecter et de le repérer comme un élément clinique.
Je finalise la séance en prenant une photo de la scène créée que je vais conserver pour mon tra-vail d’analyse de la séance et le créateur repart avec son image mentale qui nourrit ou prolonge son processus psychique.
Selon mon ressenti et mon expérience professionnelle auprès des bébés et de leurs parents, le sable est une matière douce et fluide qui rappellerait l’effet d’une caresse comme dans le soin maternant. Ce toucher particulier du sable ramènerait à cette enveloppe sécurisante qui diminue, apaise la tension. Les yeux et l’attention se focalisent sur les mains et les sensations présentes et l’angoisse est rapidement contenue. Même le plus léger des touchers à « fleur de sable », que j’ai pu observer, a créé au bout de quelques minutes une diminution du flux verbal. Le ça trouve un appui, un endroit où se révéler.
Je travaille aussi avec une autre forme de thérapie autour du mouvement pour tenter, quelques fois de ré-amorcer une nouvelle circulation des énergies à travers la marche.
La thérapie au fil de l’eau
ou l’influence de la marche et du mouvement de l’eau sur le psychisme.
J’accompagne des personnes, après une séance d’élaboration, à expérimenter dans un parc où coule un torrent venu des montagnes, connu pour sa légende, sa poésie. Un petit lac artificiel a été aménagé au centre du parc et nous permet de varier les trajets d’une manière qui évoque ce qui se boucle ou qui tourne en rond dans leur vie.
Dans un premier temps je propose de remonter le chemin légèrement en pente le long du torrent et à contre courant. Ce passage est souvent difficile mais les aide à libérer des souvenirs, à parler de leurs sensations, de leurs émotions, de leurs états souffrants. A mi-chemin, nous arrivons sur un pont où je propose un exercice : ramasser quelques cailloux qui symboliquement représenteront les difficultés, les lourdeurs, les encombrements du jour et de les jeter dans l’eau avec une inten-tion. C’est comme se séparer de ce qui pèse et c’est aussi permettre au psychisme de laisser par-tir, favoriser l’imaginaire, comme si l’environnement aquatique diluait tout. Le fil de l’eau en-traîne, délite, érode les angles des pierres. L’imaginaire et le corps retrouvent leur cohérence dans l’accompagnement du regard des cailloux dans la transparence qui fait comme un nettoyage d’une part de soi.
Le passage du pont et la descente dans le sens du courant réactivent leur structure psychique et leur organisation physique. La marche suscite un état de conscience modifié, une mise en mou-vement, un changement d’énergie et la mise en mots.
Dans la version où nous marchons autour du lac, c’est comme fermer un cercle, faire révolution dans leur histoire. Boucler, aborder la question de la finitude à ce moment-là est intéressant. C’est comme faire le tour d’une question.
J’ai envie de vous présenter cette expérience avec K., dame d’origine russe qui a choisi de prati-quer cette forme de thérapie quelle que soit la météo, ce qui a été très innovant. Elle a vécu dans un environnement familial avec une problématique d’alcoolisme des hommes et elle s’est impré-gnée du comportement de son père, irritable en permanence. La terreur règne dans le pays, les cris et les disputes règnent à la maison chaque soir. L’alcool partout dans sa vie d’enfant, ça tient mal, ça coule, ça se noie.
L’eau dans certaines séances est très présente : il pleut, ça pleure. L’écoulement du torrent est parfois léger ou parfois tumultueux. Je le note et je remarque régulièrement son influence sur le thème du jour. Être en extérieur pour mieux sentir son intériorité par la marche dans la nature. Être en contact aussi avec un invisible qui nous touche et nous sensibilise à plus grand que nous.
Les frontières-contact de la personne en souffrance et de moi-même sont dans une co-affectation, une inter-corporalité où le « corps-connaissant » permet la mise en conscience d’un vécu anté-rieur d’enfant.
Dans une autre séance sous la pluie, l’air est saturé, les chemins sont remplis de flaques à con-tourner, à enjamber. K. évoque des souvenirs très douloureux de petite fille. Nous sommes toutes les deux équipées de vêtements imperméables nous protégeant de l’eau extérieure mais le cœur de ma cliente est lourd et ses yeux dégoulinent de larmes. Elle dit qu’elle se sent dans le « brouil-lard » en ce début de séance. Elle a mal à la tête, elle se sent confuse, « embrumée », dans du flou. Elle croit qu’elle titube tout en avançant lentement sur le chemin avec une anesthésie de la pensée, son corps est comme absent, elle ne le sent pas.
La poésie de la nature est là : le bruit de la pluie sur mon parapluie, le chant des oiseaux, la cou-leur des fleurs ou la forme des arbres, l’odeur de la terre mouillée et je l’invite à revenir ici dans le présent. Nous respirons ensemble et s’atténue alors cette imprégnation de l’enfance, l’ivresse qui embrume le mental.
La transformation se fait lentement en deuxième partie de séance. Après une séquence de plainte lancinante empreinte de culpabilité, son mécanisme répétitif s’atténue au niveau du pont et K. reprend alors conscience de sa personnalité, de ses résistances. Elle peut mettre des mots et ex-prime ses souvenirs très pénibles. Il pleut, il pleure tant et tant d’eau dans cette séance où elle lave des souvenirs très douloureux. Elle se sèvre petit à petit, se nourrit de la beauté de la nature pour oser aller vers ses propres zones d’ombres.
Elle parle alors du manque de protection de son enfant intérieur ainsi que de la solitude de sa mère qui était toujours en colère. Une mère triste, frustrée, dépressive et un père régulièrement en état d’ébriété ont constitué des bases difficiles. Elle raconte comment sa force de vie d’enfant la pousse à mettre en scène des pitreries dans la cage d’escalier pour amuser ses copines et les voisines et ainsi conjurer la misère, la tristesse voire la dépression ambiante et rester vivante.
J’ai observé comment ces personnes que j’ai emmenées le long des chemins ont profité de leur propre mouvement ainsi que de celui de l’eau. L’eau est plus ou moins apaisante selon notre his-toire et nos peurs. Elle nous ramène à l’origine de notre vie, dans les traces d’une imprégnation corporelle, de nos ressentis in-utero. Plonger le regard dans l’eau, flux et reflux, peuvent ramener vers une forme de méditation et de retour à un vécu fœtal. Cet accompagnement n’est pas anodin et j’en prends encore plus conscience par l’écriture. Cette posture me plaît et la supervision me soutient dans ma créativité pour être au service des personnes en cours d’élaboration psychique.
J’ai trouvé intéressant de faire cette proposition de travail suite à une expérience personnelle lors d’une marche le long du canal du Midi où l’eau coule si lentement qu’elle semble immobile. J’ai pris conscience de l’influence du mouvement de l’eau sur mon état d’être du jour et comment je me suis apaisée en la regardant longtemps. Je trouve indispensable de poursuivre ce long chemin de conscientisation de notre être thérapeute pour rester au service de nos clients et faire des in-terventions adaptées, les plus éclairées possibles. Le travail à l’extérieur peut aussi avoir ses li-mites, freiner l’expression des émotions en public, mais favorise une autre forme de liberté d’expression.
Le temps est une dimension importante dans le processus de la boucle psychique.
En m’appuyant sur ma propre expérience d’un parcours thérapeutique long, je m’interroge sur l’intérêt d’envisager des processus d’ouverture psychique moins statiques, moins sédentaires, grâce au mouvement.
Je conclurai ce propos en soulignant que suite à mes formations, mes années de pratiques, à l’évolution de mon cadre professionnel et de nombreuses prises de conscience « je suis gestalt-thérapeute aujourd’hui ». J’ai trouvé avec le sable et l’eau deux médias qui influencent et aident à concentrer les sensations, à focaliser l’attention et à libérer les émotions et les mots car comme l’écrit Ruth Amman (3) : « il y a un échange continu entre l’intérieur et l’extérieur, entre la psyché et le monde alentour ». Les murs du cabinet, comme le cadre du bac à sable, offrent un endroit sécure, confortable, intime où se vivent différentes phases de la thérapie gestaltiste. J’aime pous-ser les murs tout en respectant un cadre professionnel, les résistances personnelles, les élans na-turels dans une inter-relation, dans un système circulaire où je me sens complètement partie pre-nante pour continuer à écouter, à sentir, à respirer et à prolonger mon être thérapeute.
Pascale Dauchez
(1) Technique créée par Margaret Lowenfeld sous le nom de « technique du monde », voir Dora Kalff, (1973) Le jeu de sable, éditions Epi
(2) Friedrich Perls, (1978) Le moi, la faim et l’agressivité, édition Eurocom Position S.A., p283
(3) Ruth Amman, (1999), Guérison et transformation par le jeu de sable, édition Georg, p 39
À Dire n° 8 - Automne 2024 - Sommaire
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