L'impact
Pogrom ?
Un mot que je pensais à jamais disparu, appartenant aux générations passées.
Le 7 octobre m’y projette violemment. Je vis et travaille à la fois à Paris et à Tel-Aviv. Mon objectif est d’apporter mon témoignage de gestalt-thérapeute bouleversée par ce terrible événement historique qui me plonge dans une expérience inédite, d’où jaillissent des doutes, des inconforts et des zones inconnues de moi-même.
Une année après, le temps d'intégrer les ondes de chocs, de reprendre possession de mes capacités d'analyse, d'écouter mon envie de communiquer, de préciser mon intention, je décide de me mettre au travail, consciente de la difficulté de la tâche.
7 octobre 2023, touchée, coulée… déflagration, magnitude extrême.
Un cri.
Je suis fracassée, je manque d’air, je plonge au fond d’un puits, le noir. Un vide, un trou dans mon ventre, mon cœur, ma tête. Recroquevillée. Sans bords.
Dans mon vacarme intérieur d’éboulis et de gravats, un contraste. Le silence extérieur, sidéral, en écho à mon vide intérieur.
Seule, comme abandonnée par mes sœurs et frères humains. Hébétée… La notion du temps, ça n'existe plus. Seule, collée à mon effroi sans limites. Et soudainement venues d'où ? tristesse, colère, peur. Du fond, des tripes. Ça se bouscule en moi. Une circulation anarchique me fait passer d’un état à l’autre.
Plusieurs jours, plusieurs nuits passent. Un temps fondu dans le magma, une voix, mêlée à la gorge serrée et aux pupilles dilatées, provient de mon lobe frontal, elle me chuchote :
« Comment vas-tu laisser de la place à de l'autre en toi, encombrée par cette souffrance sidérante ? » L'angoisse s'intensifie, le désespoir aussi.
Avant de sombrer dans le puits sans fond, un sursaut, un mouvement de survie. J’ai besoin d’un regard, d’une présence : être rejointe, écoutée, accueillie et comprise. Je décide de contacter ma thérapeute.
Je trouve avec elle cet espace pour pleurer, hurler ma peine, mon désespoir et ma colère. Je me sens rejointe dans notre humanité. Souffrir avec…
L’empathie, le silence puissant de ma thérapeute, l'attention portée aux sens, me permet de former les bords autour du puits, de trouver les appuis qui me manquaient. Petit à petit, à tâtons, une lueur apparaît, pour sortir de ce puits. Je peux poser des digues saines entre ma souffrance et ma douleur. Celle-ci peut être nommée et ainsi me conduire à plus de conscience, comme le suggère Gianni Francesetti (1)
Août 2024 : l’image du quotidien Israël Ayom (Israël Aujourd’hui) posé sur la table, capte mon regard, happé par trois formes noires, d'où jaillissent un rhizome de lignes aiguës, formant une toile d’araignée qui remplit l’espace. Je m'approche de l'image : le mot IMPACT, à la craie blanche, apparaît sur une ardoise noire dans mon esprit. L'envie de témoigner auprès de mes collègues gestaltistes de l’impact de cet événement et partager mes interrogations, expériences et apprentissages.
Après quelques jours de pause
J’accueille de nouveau mes patients, avec ma tristesse, mon dégoût, ma colère, ma déception, mon impuissance, associés à de la crainte et des questionnements :
Comment préserver l'état de flottement, de flou, de suspension propre à l’Epoke ?
Je me sens encombrée d’émotions et de nœuds intérieurs difficiles à mettre entre parenthèses pour rester disponible à l'autre…. Quelle serait ma légitimité en partageant avec mes clients un élément de ma vie réelle impliquant le dévoilement de parties de moi-même habituellement laissées à l'extérieur de l’espace thérapeutique ?
Parallèlement aux doutes et questions une certitude est bien là. Les conséquences du choc s’inscrivent dans mon corps, la sensation d’une enveloppe molle et transparente. Je me souviens d’impressions de froid dans le torse, dans les extrémités, jusqu’au bout de mes doigts. Une rigidité particulière dans les rides du front. Comme des sillons profonds sur des terres gelées.
L’image nette de ma main posée sur ma peau, tout contre mon cœur, est très nette. Je sens les palpitations, la circulation sanguine, c’est chaud, je suis vivante. La vie est là. En contraste avec le froid, l'arrêt de toute circulation, l’anesthésie. Je comprends que mon corps prend la forme de ce qui est présent : la mort, la vie.
Ce sujet va résonner dans le champ avec plusieurs clients.
Dans les semaines qui suivent, j'accueille deux sortes de clients : ceux qui évoquent la situation, d’autres qui n’en font pas mention. Je note aussi, un nombre plus élevé de plaintes d’ordres somatiques, de blessures et de douleurs.
Sandrine
Avant de présenter cette séquence, je précise que ma nuit avait été agitée. Les conversations avec mes ami.es et ma famille en Israël m'emplissent de tristesse et d’effroi. La sensation d'étouffer, de manquer d’air, est encore présente.
Sandrine que j'accompagne depuis une année exprime une insatisfaction dans sa vie de façon générale. Dans son couple, au travail, ses relations familiales. Elle s'épuise à prendre en charge les attentes formulées ou supposées de l'environnement, laissant ses propres besoins bien souvent au second plan. Sandrine connait mon origine juive.
Je ne suis pas surprise des mots chaleureux qu'elle m’adresse. Je la remercie de son attention. « Comment ça résonne pour vous ? »
Elle démarre son récit, bien calée au fond du canapé. Elle me raconte le choc, la sidération ressentis depuis plusieurs jours face aux images qui défilent en boucle sur les écrans. Petit à petit j’observe son buste s’affaisser, elle semble rétrécir. Puis, elle enserre son cou de ses deux mains. « Je sens un nœud dans le fond de ma gorge, comme un poids, c’est comme d’être enfermée dans un scaphandre ».
Au mot scaphandre, je repense à la sensation d'étouffement qui me saisissait moi-même la veille. J'hésite à le partager, je choisis de garder cela pour moi, comme de marquer une certaine distance, afin de poursuivre mon axe de travail : renforcer la différenciation.
« Qu’est ce qui se passe là ? ». J’observe la pâleur sur son visage. « Je respire presque pas » dit-elle. Au même moment je vois une grimace aux coins de ses lèvres que j’associe à de la douleur. Une image surgit d’une noyée qui insuffle une gorgée d’air et aussi d’un nouveau-né au moment de son premier souffle. Je lui fais part du rapprochement qui me vient : « C’est comme si vous aviez besoin d’air, comme un appel au secours ». Il s’agit de survivre…
Peu à peu, elle retrouve un rythme plus calme et régulier. Sandrine est troublée, elle semble sortir des limbes. Nous arrivons quasiment en fin de séance. Je lui propose alors de respirer, garder un contact visuel, de nous lever. Une fois debout, de rester attentive à ses pieds sur le sol, à la densité de son corps.
Cette séquence sera déterminante pour Sandrine. Elle fera le lien entre la sensation d'étouffement et l’histoire de sa naissance : elle est née le cordon ombilical autour du cou. Elle prendra aussi conscience des efforts qu’elle fait pour retenir sa respiration, réduire ses besoins, son être au monde.
Dans ce récit, j’attire l’attention sur la question de l’écologie de la·du thérapeute. Je prends soin de moi avant la séance, ce qui renforce ma confiance et mon calme intérieur. Ce récit pointe aussi deux principes clefs de la Gestalt : les résonances de champs et l’attention portée au processus. Ces éléments me guident dans mes interventions, au service de mon intention thérapeutique.
Laurence
Sur les recommandations de son amie que j’ai accompagnée en coaching, elle me consulte. Elle se plaint de blocages successifs dans son évolution professionnelle, elle insiste sur son manque d’entrain. Ses angines à répétition l'inquiètent aussi. Nous organisons des séances de coaching.
Un petit détail m’a touché. Son regard, appuyé, posé sur la mezouza (2) à la droite de ma porte.
Nous en sommes à notre deuxième rendez-vous. “Esther comment ça va ?” demande-t-elle d’une voix douce avec un regard droit et empathique. Je lui fais part du choc et de l’effroi que j’ai ressentis le 7 octobre. “Je vous remercie de votre question, votre ton chaleureux me touche. J’ai pris quelques jours de repos. Aujourd’hui je suis complètement disponible pour accueillir ce que vous apportez.”.
“ Et vous, comment vivez-vous l’évènement ?
Elle me lance d‘une seule traite : “Depuis toujours je déteste mon nom de famille, à consonance sépharade marocaine. C'est rare que j’en parle, j’ai honte de mes parents.” Elle dissimule son visage de son avant-bras. Le thème de la honte est posé. Suite à cette prise de conscience, nous convenons, d’un commun accord, d'engager une psychothérapie, laissant de côté l’option d’un coaching, initialement envisagée.
Dans cet exemple, le dévoilement de mon ressenti par rapport aux événements a été possible grâce à l’ouverture de ma patiente et a permis le surgissement de tout un pan de son histoire douloureuse.
Paul
Il poursuit sa thérapie depuis plus de 2 ans. Ce jour-là, le pas lourd, il entre dans la salle de consultation sans me jeter un regard, s’affaisse lourdement sur le canapé. Ce qui me surprend, lui qui se montre plutôt hésitant avant de s’asseoir, peut être en attente de mon autorisation ?
Silence. Son regard se perd dans le vide. Je m’assois. Pendant de longues minutes nous restons assis face à face. Je me sens respirer sans bruit. J'observe le souffle de Paul. Il vient de très loin, du fond de son ventre, retenu longuement avant que de s’échapper d’un “expir” libérateur.
Je me rends compte que je suis comme lui, en apnée. Je ressens aussi l’air environnant lourd et pesant. La douleur dans mon ventre, la nausée s’éveillent. L'espace d’un instant je vois du flou et j’ai la sensation de m’éloigner de Paul. C'est comme un signal. J'ai besoin de bouger. Je fais des moulinets, avec mes poignets. Ce qui me fait du bien, me permet de m’extraire de la torpeur dans laquelle j’aurais pu me perdre. J'ai conscience de revenir à mes propres limites corporelles.
« J’ai pas fermé l’œil de la nuit. J'ai parlé avec ma sœur, qui vit dans le nord d’Israël ». Paul me raconte longuement les échanges et les images, les mots qui le poursuivent ensuite.
“Ça fait comment dans votre corps, quand vous me racontez cela” ? Il nomme lentement ses éprouvés. Je lui propose mes mots, s’il en manque.
Face à face, (je me suis un peu rapprochée de lui), attentive, j’ai l’impression de le rejoindre, le soutenir de ma présence. Pour amplifier le soutien, je lui fais la proposition de respirer ensemble.
Je suis satisfaite après cette séance d’avoir pu rester dans la juste distance avec Paul, en remettant à plus tard et dans un autre espace ma douleur, tapie dans l’ombre. Je mesure combien la saine rétroflexion du thérapeute s’avère ajustée dans cette situation.
Ce que j’apprends
La crainte d’effets négatifs de ma vulnérabilité sur mes compétences de thérapeute est levée.
La confiance que j’accorde à mes émotions qui sont des signaux pour m’ajuster à l’autre.
Ma fragilité qui se transforme en puissance calme.
La question du dévoilement du thérapeute.
Les thématiques existentielles abordées autour de la finitude, la solitude, la cruauté/l’humanité.
La décision de suivre une formation pour accompagner le post trauma.
L'événement cruel du 7 Octobre me renvoie à mon histoire familiale, à mon identité, réveille ma vulnérabilité, ma fragilité, c'est-à-dire mon humanité. Je me demande quel a été l’impact de mon propre ressenti sur l’alliance thérapeutique ?
Ce que je retiens de ces expériences est ma liberté de poser clairement mes limites, soit de pouvoir refuser d’accompagner une personne dont les propos, les valeurs, les comportements, m’indignent. En effet, dans une telle situation, mon écoute serait parasitée par ma propre histoire et je serais dans l’impossibilité d’accueillir « l’autre » dans sa différence.
Esther Galam
Etudes d’arts - Arts décoratifs de Paris, Arts Appliqués Duperré, Ecole des Beaux-Arts de Jérusalem Bezalel. Société de formation spécialisée en créativité et Management. Master de psychologie Paris V, master d’art-thérapie Paris V. Pratique en cabinet libéral avec des médiations plastiques. Formation de Gestalt-thérapeute à l’EPG.
(1) Les documents de travail, IFGT, n°148, Douleur et beauté, De la psychopathologie à l’esthétique du contact, édition L’Exprimerie.
(2) Objet de culte qui consiste en un rouleau de parchemin comportant deux passages bibliques, emboîtés dans un réceptacle et fixés au linteau des portes d’un lieu d’habitation.
À Dire n° 8 - Automne 2024 - Sommaire
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