Bagages en soute et en cabine
C’est en 1980, sur les bancs de la faculté de Nantes que j’ai rencontré l’approche gestaltiste grâce à des voi(e)x quelque peu dissidentes qui s’exprimaient discrètement à propos de cette discipline. Je pense plus particulièrement à celle de Bernadette Merlant-Guyon - maitresse de conférence, psychologue clinicienne, docteure en psychologie et gestalt-thérapeute. Bernadette valorisait, malgré les critiques vives et appuyées de ses collègues universitaires cliniciens lacaniens, la possibilité d’élaborer « une synthèse cohérente » entre psychanalyse, gestalt-psychologie, thérapies d’inspiration reichienne, psychodrame, phénoménologie et existentialisme. Cette dimension plurielle et intégrative m’a plu et interpellée. Mon goût pour la démarcation par rapport à des positionnements perçus comme dogmatiques et hégémoniques et mon appétence pour la recherche d’une ouverture et d’un équilibre entre approches différentes ont fait le reste.
Quelques années plus tard, j’ai fait le choix d’entreprendre une psychothérapie avec une gestalt-thérapeute, suivie d’une formation didactique à l’Institut Nantais de Gestalt-thérapie dirigé par Jacques Blaize (1). Lors de cette formation, Bernadette Merlant-Guyon était formatrice et c’est avec plaisir que j’ai pu la retrouver dans un contexte où elle pouvait s’exprimer librement à la fois en sa qualité d’universitaire, de docteure en psychologie clinique et de gestalt-thérapeute.
Si la gestalt-thérapie reste un élément fort et central de mon identité de thérapeute, je suis toujours en lien avec la psychanalyse par le biais de lectures, conférences, séminaires, amis psychanalystes et je suis, depuis une petite vingtaine d’années, élève à l’Ecole Psychanalytique de Bretagne (EPB). Lorsque j’ai ressenti à nouveau de la difficulté dans ma vie, c’est vers une psychanalyste freudienne que je me suis dirigée pour une deuxième tranche de travail. Le choix de celle-ci s’est imposé à moi car j’en avais le désir et qu’il m’était fondamental de ne pas être en travail thérapeutique avec des pairs gestaltistes. Nul doute que ce travail dans l’alcôve du psychanalyste teinte mon rapport à la gestalt-thérapie. Comment j’assume cette inclination ? Secrètement, dans une intime solitude. Il n’est pas toujours bien vu de regarder ailleurs. Au contact de collègues, de formateurs, j’ai ressenti une légère suspicion pour mon attachement à la psychanalyse. J’ai ainsi songé rejoindre la formation de Gilles Delisle pour « unifier » et présenter une forme moins étrange au regard de notre communauté et de ce qu’elle me faisait ressentir parfois comme une « trahison ». Ne pas assumer suffisamment ce pas de côté. Puis, j’ai abandonné l’idée de me former à la Psychothérapie Gestaltiste des Relations d’Objet, pour continuer à laisser ce libre cours à des enchaînements impromptus. Poursuivre mon propre chemin et regarder la trahison comme une source de révélations et de créativité. Lorsqu’en 2005, des voix se sont élevés pour déclarer que l’on pouvait « vivre, penser et aller mieux sans Freud », je suis allée rejoindre l’E.P.B. C’en était trop pour moi, comment pouvait-on à ce point être dans le mépris de Freud et de ses successeurs ?
Aujourd’hui à 64 ans, je continue avec un psychanalyste jungien et je me définis professionnellement en qualité de psychologue gestalt-thérapeute : cartes de visites, sites, répondeur et plaque professionnelle.
La thérapie, c’est parfois un long chemin et il peut y avoir des sentiers qui nécessitent de disposer d’autres valises, le temps d’une traversée ou d’un voyage un peu difficile.
Quels sont ces autres bagages ?
Mes études en psychologie ont été une excellente base : travail rigoureux et persévérant dans la discipline choisie, apprentissage de l’autonomie, capacité à concevoir des problématiques, à formuler et tester des hypothèses, compétences acquises en pensée critique, mise en avant et développement de l’intérêt de la lecture, l’écriture et la recherche…. Elles ont ainsi constitué un socle solide sur lequel déposer en soute d’autres bagages comme la gestalt-thérapie, la psychanalyse et l’EMDR ; l’hypnose ericksonienne étant pour moi un nécessaire à portée de main : un bagage en cabine.
Dans ce court article, je souhaite faire état de ce que me permet chacun d’eux.
La formation en gestalt-thérapie a été expérientielle. Le travail thérapeutique individuel, en groupe et de groupe a été autant de confrontations au réel qui pouvaient faire résonance ; les practicums ont favorisé l’apprentissage progressif de la posture gestaltiste ; l’observation de nos formateurs au travail a soutenu l’apprentissage vicariant. Lors de mes années de formation à l’université de Nantes au début des années 80, ces manières d’apprendre étaient très peu présentes. La formation didactique gestaltiste pratiquée à l’INGT a été de ce fait complémentaire, très remuante, vivifiante et intéressante. La mise en expérience de soi, au contact des autres m’a été bénéfique. Regarder travailler des psychothérapeutes (2) autant centrés sur le contact, la présence à autrui et le déploiement du contacter dans un face à face a été riche d’enseignements. Leur présence aux membres du groupe était très perceptible et ce d’autant plus qu’à certains moments, ils osaient prendre position, apparaître en tant que personnes, se dévoiler au service de la relation thérapeutique. A cet endroit, la forme de l’engagement dans la relation chez le gestalt-thérapeute est très différente du psychanalyste. Le gestalt-thérapeute se donne plus de possibles, plus de liberté dans le contacter que le psychanalyste. La psychanalyse favorise l’instance tierce, la distance, la neutralité bien disposée à « prêter l’oreille » sans interprétations, interventions et le retrait en faveur du transfert ; celui-ci étant d’emblée en premier instance dans la cure puisqu’il en est le moteur. En gestalt-thérapie, le transfert n’est pas un élément moteur, il est conçu comme surgissant au cours du travail. Transfert et contre-transfert émergent simultanément de la situation actuelle. Dans ces conditions, il peut devenir judicieux, pour le gestalt-thérapeute, d’user habilement de soi et de son vécu affectif pour travailler ce qui se joue et intervenir éventuellement.
En gestalt-thérapie, j’apprécie beaucoup la manière dont on pratique. Un travail qui se réalise en présence et en interaction, dans le face à face. Quant à la psychanalyse, j’y puise ce que je ne trouve pas suffisamment en gestalt : un lien avec la littérature et le cinéma, les tragédies et les mythes fondateurs pour regarder notre monde. Je me nourris aussi de pensées psychanalytiques pour appréhender la crise de notre civilisation et la mutation de notre lien social.
Ma rencontre avec l’EMDR (3) s’est faite en 2017, lors du 8ème congrès mondial de psychothérapie organisé par la FF2P, où j’ai suivi une conférence d’Eugénie Zara-Jouillat. Sa manière de présenter cette pratique, d’en parler selon une perspective humaniste m’ont convaincue de la possibilité d’intégrer l’EMDR dans une thérapie gestaltiste et de répondre enfin au besoin que j’avais de me perfectionner sur le trauma. L’EMDR est une technique, une pratique, ce n’est pas, selon moi à ce jour, une approche, une discipline (4). Cette pratique est intégrative, elle puise notamment dans la psychanalyse, l’hypnothérapie, les TCC, la PNL…
En gestalt-thérapie, avec l’accord du client, j’introduis des séances EMDR, lorsqu’au fil du travail et de l’anamnèse un traumatisme psychique est présent. Car ce qui m’importe c’est de pouvoir intégrer cette dernière dans notre discipline (4). Lorsque la demande est uniquement ciblée sur un travail en EMDR, non accompagnée d’un travail thérapeutique plus global, j’oriente vers une de mes collègues psychologue EMDRienne car je ne sais pas bien faire sans la posture gestaltiste.
La gestalt-thérapie est une thérapie longue, holistique, intégrative et humaniste. La pratique du protocole EMDR est efficace, il vise à l’intégration et s’insère dans d’autres disciplines. En sensibilité avec la gestalt-thérapie, les séances en EMDR peuvent renvoyer à des temps d’expérimentation longs et assidus où je peux :
accompagner la catharsis émotionnelle, voire l’amplifier et la soutenir ;
explorer les différentes polarités exprimées lors de la reviviscence du trauma ; notamment par la prépondérance de la prise de conscience de la cognition négative et la mise en souffrance de la cognition positive, lors de l’élaboration du protocole ;
disposer d’un outil et d’un processus qui accentuent « l’ici et maintenant » de ce qui se joue en lien avec la scène et l’image traumatiques ;
m’appuyer sur les images, les associations libres, les ressentis corporels et les flash-back tels qu’ils apparaissent dans la rencontre. Inviter le sujet à les noter, à poursuivre sa recherche, son travail, sans qu’il y ait l’ombre d’une interprétation, d’une référence à un savoir ou à une théorie établie. Ne pas savoir pour l’autre, l’accompagner sur son chemin, soutenir cette nouveauté qui s’offre à lui ;
faire confiance au protocole, au processus de travail, à l’invisible, aux mécanismes transférentiels, au ça de la situation, au lâcher prise ;
repérer les dissonances lorsqu’elles apparaissent, seulement les nommer et poursuivre les stimulations bilatérales ;
s’en remettre « au next » en rappelant au sujet que les effets d’une séance ne se recueillent que dans l’après. Le travail en EMDR se poursuivra, en dehors des temps thérapeutiques alloués, autant à son insu que sciemment ;
être à côté et de côté avec son client en s’asseyant comme recommandé pour effectuer les SBA. Une proximité physique qui favorise l’alliance thérapeutique, la « conscious awareness » et la communication d’inconscient à inconscient.
Depuis les années 2000, j’ai en cabine un léger bagage dont je me sépare peu : l’hypnose, avec un premier cycle effectué à l’Arepta (6). Parce que je n’ai qu’un premier cycle, je n’en fais pas état, je l’emporte avec moi. Je m’en sers et il me sert. En l’utilisant, j’approfondis les états de conscience modifiées induits en EMDR. Chaque centration que je propose en gestalt est teintée d’hypnose et je pratique des ancrages hypnotiques si nécessaires. Je connais le (ou les) lieux sûr(s) de chaque client ainsi que son (ou ses) expérience(s) sécure(s). L’hypnose, c’est aussi l’autohypnose, celle que j’ai pratiquée chaque jour, durant quelques semaines, dans une pièce isolée, fermée et froide lors de mes séances de radio-thérapie. Une obligation à venir pour essayer d’éradiquer le mal et que j’ai aménagée en un temps rituel, au cœur d’une intimité profonde. Car, lorsque presque plus rien n’allait, il m’est apparu que le recours à l’autohypnose pour mobiliser mon imaginaire était une solution pour me redonner de l’avenir, me détendre, me sécuriser et enrayer l’angoisse. Sentir le vivant. Proposer l’expérience d’une transe, parce que j’en connais possiblement les bienfaits pour lui, pour elle, au cours de son travail et voyage thérapeutiques, me semble naturel.
Ni tout à fait la même ; ni tout à fait une autre gestalt.
« Croître », au cœur de ce verbe « ça pousse ». La gestalt-thérapie n’a cessé de croître. Discrètement, elle est arrivée en France, fin des années 70. Elle fut à ses débuts critiquée par des psychothérapies reconnues, puis vite assimilée aux TCC par ceux qui ne la connaissaient pas. Aujourd’hui, elle a pris place et des clients en thérapie savent la nommer et en parler.
« Intégrer » est un joli verbe d’action, il se conjugue harmonieusement pour aller en compagnie d’un client à la découverte de son propre chemin. Notre discipline est intégrative et nous pouvons la perpétuer et l’enrichir au gré de nos rencontres. Si tout n’est sans doute pas conciliable, compatible, des alchimies sont toutefois possibles et nous pouvons les saisir et poursuivre la voie de l’intégration, en « lorgnant » vers et en « effectuant des pas de côté » pour être un(e) gestalt-thérapeute en devenir et le rester.
Armelle Fresnais
Exerce à Landerneau (29), psychologue-psychothérapeute, gestalt -thérapeute et superviseure,
praticienne EMDR.
(1) Professeur honoraire, agrégé de philosophie, gestalt-thérapeute superviseur et formateur, co-fondateur et directeur de l’Institut Nantais de gestalt-thérapie. Auteur de Ne plus savoir et Le temps est venu… incertitudes et évidences de la gestalt-thérapie, Ed. L’exprimerie.
(2) Je vous parle d’une époque avant l’amendement Accoyer. Le titre de psychothérapeute était utilisé par des thérapeutes formés en dehors du système universitaire. L’équivalent de celui de psychopraticien de nos jours.
(3) Eye Movement Desensitization and Reprocessing est une thérapie du traitement adaptatif de l’information d’incident traumatique, découverte de façon fortuite en 1987 par le docteur Francine Shapiro, du Mental Research Institute à Palo Alto Californie. Pour arriver à modifier la nature du noyau traumatique et les mémoires et informations dysfonctionnelles associées, le thérapeute utilise des stimulations bilatérales alternées pour activer un mécanisme similaire à celui observé lors de la phase du sommeil paradoxale.
(4) Termes que je réserve plus à la psychanalyse, la gestalt, les TCC, la systémie, l’analyse transactionnelle…
(5) Un thérapeute sur deux en EMDR n’est pas seulement psychologue-psychothérapeute praticien en EMDR, un thérapeute sur deux en EMDR a une autre approche/discipline sur laquelle il s’appuie.
(6) Arepta est l’Institut Milton Erickson de Nantes. Il forme à l’Hypnose médicale, l’hypnose thérapeutique, aux thérapies brèves et systémiques à destination des professionnels de la santé.
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