Crise de foi
Je n’ai plus la foi. Je ne crois plus que la thérapie personnelle de quelques milliers de personnes puisse amener un changement réel, concret, dans la société. Je ne supporte plus l’utilisation à-tout-va de la métaphore du « petit colibri qui fait sa part ».
La thérapie, et en particulier la Gestalt-thérapie, conserve tout son sens pour les personnes en souffrance, en difficulté d’être, qui trouvent là écoute, appui, ouverture vers un renouvellement de leur être-au-monde.
Mais collectivement ? Alors que le changement climatique a commencé, que les tensions internationales s’accentuent, que certaines tensions sociales approchent dangereusement du point de rupture, que la pensée politique s’enlise et ne mobilise plus personne, la thérapie individuelle a-t-elle encore du sens ? Je me demande comment la Gestalt-thérapie peut encore apporter quelque chose à nos sociétés humaines déboussolées.
Comment le monde gestaltiste peut-il être un espace où l’on peut penser au-delà des normes et du politiquement correct alors que nous sommes sommés de prouver notre crédibilité, de prouver que nous ne sommes pas une secte d’illuminés, que nous sommes fidèles à la Science et imperméables au complotisme ?
Les sociétés ont toujours eu besoin de moteurs de changement, d’évolution. Au sein de chaque société humaine émergent les moteurs de changement dont elle a besoin à chaque étape de son évolution.
La Gestalt et les psychothérapies humanistes ont émergé à un moment de notre histoire où nous avions, collectivement, besoin de quelque chose comme ça, quelque chose qui bouscule les normes et les façons de penser, qui redonne toute sa place au ressenti corporel, qui amène un regard neuf capable de libérer la dynamique personnelle de chacun. La pensée collective apparaissait plus comme un carcan, une norme sociale, il fallait libérer les individus du poids de la société.
Et aujourd’hui ? De quoi avons-nous réellement besoin ? Où sont les énergies à libérer ?
Quand on regarde l’évolution, sur ces trente dernières années, des demandes d’aide psychologique et des problématiques soulevées par les thérapisants, on remarque une caractéristique qui est progressivement devenue omniprésente : les enjeux narcissiques. Les difficultés d’estime de soi sont très largement identifiées par les personnes qui nous consultent comme étant au cœur de ce qui les fait souffrir, de leur impression d’être constamment blessées et atteintes dans leur dignité. Pour chacune d’elles, le travail thérapeutique peut certes faire émerger les éléments de leur histoire qui les ont fragilisées narcissiquement, mais cette problématique touche tellement de personnes aux parcours extrêmement variés que nous ne pouvons que nous interroger sur la dimension sociétale de ce problème. Les enfances plus ou moins difficiles sont - et ont toujours été - le lot de la plupart d’entre nous et chacun développe des stratégies de résilience pour y faire face. Mais aujourd’hui, au-delà de la variété des systèmes de défense et de survie, il y a cette douleur d’être, ce manque du regard qui porte, ce manque de la parole qui dit « tu existes et je te reconnais ».
Cette difficulté à se sentir exister renvoie certes aux relations affectives précoces, aux premiers liens entre le tout-petit et ses figures maternantes, mais au-delà de l’espace familial elle renvoie à la façon dont, aujourd’hui, sont attaqués les liens entre les membres de notre société, les liens entre les générations, les liens entre riches et pauvres, les liens entre les peuples, les liens entre les êtres humains et la nature dont ils font partie.
Mon point de vue est que le capitalisme est parvenu à un point d’hégémonie telle qu’il ravage les terres et les hommes, et détruit les liens. N’avons-nous pas à mobiliser notre créativité pour faire exister une autre façon de faire du commun, de travailler ensemble, de tisser des liens qui aient suffisamment de sens pour soutenir notre sentiment d’exister ? Ce sont certes des individus qui expriment la souffrance de ne pas se sentir exister, mais cette parole concerne aussi les groupes sociaux dont ils font partie.
L’expérience que tente la FPGT depuis sa création s’inscrit dans ce mouvement, encore discret, de tous ceux qui essayent, qui tâtonnent, qui se lancent, qui osent d’autres liens. Sortir de la compétition et du jugement mutuel, entrer en coopération, lâcher son ego pour faire confiance au groupe. Il ne s’agit pas seulement d’une expérience associative. Notre association est composée de thérapeutes et de coachs et ces liens nouveaux que nous expérimentons, ce travail intérieur que nous réalisons jour après jour pour contenir notre ego exigeant et continuer à nous ouvrir à l’autre dans la coopération modifie progressivement notre façon d’appréhender nos clients / patients, de comprendre la dimension systémique voire politique des difficultés auxquelles ils sont confrontés.
On se dit parfois, encore timidement, que notre pratique change depuis que nous intégrons les principes de la gouvernance partagée. Notre expérience associative nourrit notre être-au-monde mais aussi notre être-thérapeute.
Il y a là peut-être une voie de réflexion pour inventer un avenir de la Gestalt-thérapie qui prennent en compte cette évolution de nos sociétés et la crise majeure qui s’annonce : apprendre à contenir l’ego qui crie sa douleur, réclame toujours plus tel un puits sans fond, pour accorder la priorité au lien et à la coopération.
Cette expérience ouvre le débat sur la façon dont la Gestalt pourrait évoluer, développer une pratique plus centrée sur le développement des liens. Pourquoi pas une Gestalt-thérapie familiale ? Une Gestalt-thérapie des groupes et des organisations ?
Je pense que nous avons à réfléchir à la façon dont nous pourrions pratiquer une Gestalt-thérapie plus sociale, plus attentive aux liens actuels entre la personne et son environnement, moins au service du fantasme d’un monde sans souffrance narcissique. Une Gestalt dans laquelle les questions soient individuelles et les réponses groupales. Une Gestalt qui sortirait du paradigme individualiste, qui prenne au pied de la lettre son concept d’indissociabilité organisme/environnement et devienne une thérapie de l’individu et du groupe, personnelle et sociale.
Emmanuelle Gilloots
À Dire n° 8 - Automne 2024 - Sommaire
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