Une gestalt-thérapie au long cours
Ce texte traduit le regard que je porte aujourd’hui sur l’évolution de la gestalt-thérapie telle que je l’ai perçue au cours de presque quarante ans de pratique gestaltiste et d’une large fréquentation de courants autres. C’est le reflet de la façon dont j’ai accompagné ces changements et dont ils ont formé ma posture spécifique. J’ai conscience que ce panorama est tout sauf exhaustif, et chacun aura perçu d’autres aspects ou évènements marquants.
Le contexte : le milieu de la psychothérapie des premières années et ensuite
Dès ses débuts, la gestalt-thérapie s’est positionnée face à la psychanalyse, alors dominante dans les milieux académiques et institutionnels. Cette influence était d’autant plus forte que nombre de thérapeutes, y compris moi-même, avaient été formés dans ce cadre psychanalytique,
En parallèle, les années 70-80 voyaient naître des thérapies humanistes comme la thérapie rogérienne, la bioénergie, ou le cri primal, des courants qui, tout en proposant des techniques spécifiques, partageaient avec la gestalt une aspiration vers une approche plus expérientielle, ancrée dans la liberté individuelle et parfois même les idéaux libertaires.
La gestalt-thérapie, dans ce contexte, s’est peu à peu forgée une identité propre, se démarquant par une élaboration théorique axée sur le self, le champ et les processus, ainsi qu’une méthodologie expérientielle issue du pragmatisme : awareness corporelle, coprésence, intersubjectivité. Bien que certaines pratiques emblématiques comme la technique de la « chaise vide » aient suscité des stéréotypes, elles se sont progressivement estompées au profit d’une compréhension plus nuancée de la gestalt-thérapie, marquée par une dimension communautaire et sociale élargie.
L’évolution des demandes de thérapie
Les demandes thérapeutiques se sont peu à peu transformées, passant d’une recherche de libération ou de maîtrise émotionnelle à un besoin de régulation et de gestion des émotions, un changement influencé par les avancées en neurosciences et les approches du trauma. Les préoccupations actuelles reflètent les inquiétudes modernes : incertitude, désorientation face aux crises environnementales, climat de désinformation, montée d’une agressivité alimentée par les discours complotistes et les invectives publiques, violence exacerbée sur les réseaux sociaux. Dans ce contexte, les patients expriment des formes d’angoisse et de solitude paradoxales, résultant de connexions numériques dénuées de réelle proximité humaine, le corps perdant sa fonction relationnelle au profit de pratiques individuelles de recherche de bien-être. Par ailleurs il existe aussi une demande d’efficacité rapide, qui contraste avec la profondeur du travail en gestalt, et qui questionne l’engagement de chacun dans le processus thérapeutique.
L’évolution des pratiques
La clinique gestaltiste a elle aussi évolué, valorisant aujourd’hui l’éprouvé et les subtilités de l’expérience corporelle plutôt que l’émotion spectaculaire. Les thérapeutes s’intéressent davantage aux résonances corporelles et à l’intercorporalité, redéfinissant les frontières entre eux et leurs patients pour favoriser une exploration plus subtile de l’expérience.
L’émergence de pratiques orientées vers le social, telles que les initiatives des Psys du cœur ou des Psys nomades, témoigne également d’un désir de s’ouvrir à une diversité d’interventions.
Les séances en visioconférence, devenues courantes après la pandémie de Covid, amènent des défis en termes de contact et de présence sensible, essentiels dans la gestalt. L’influence du marketing numérique ajoute une dimension commerciale aux pratiques thérapeutiques, posant la question de l’authenticité dans la transmission et la formation. La multiplication de formations standardisées met en péril la qualité de la co-présence et de l’échange incarné présents dans de petits groupes, ainsi que tous les apprentissages qui se font alors à un niveau implicite et dans la durée.
L’évolution de la théorie :
La gestalt-thérapie s’est renouvelée également au niveau théorique, en approfondissant le paradigme de champ, opposé au paradigme individualiste. La référence à la phénoménologie s’est faite plus présente : Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty, ainsi que des auteurs contemporains comme Françoise Dastur, Jean-Luc Marion. Le courant de la « nouvelle phénoménologie » (Hermann Schmitz), importée par certains auteurs (Francesetti), renouvelle la perspective gestaltiste, en mettant l’accent sur les ambiances et considérant les expériences en référence à l’atmosphère.
Parallèlement, les neurosciences viennent soutenir l’approche relationnelle (théorie polyvagale de Porges) et participent de la reconnaissance de concepts comme la dissociation et le trauma complexe. Cette intégration théorique revisite aussi les notions de prise de conscience et de dialogue des « parties », dont Perls a été l’initiateur, et qui ont été reprises par Schwartz dans l’IFS (Internal Family Systems) ainsi que par des théories modernes de la dissociation.
Enfin, certains courants de la Gestalt-thérapie intègrent les théories de l’attachement, (Bowlby), et les approches existentielles comme celle d’Irvin Yalom.
La communauté gestaltiste
Les décennies ont permis à la communauté gestaltiste de dépasser les clivages géographiques et idéologiques, notamment entre les écoles marquant une polarisation en référence à une gestalt de la côte Est des États-Unis (plus théorique, influencée par Goodman et Laura Perls) et celle de la côte Ouest (plus perlsienne, favorisant les expérimentations et l’amplification).
Aujourd’hui, un intérêt renouvelé pour l’éthique et la déontologie favorise les tentatives de dialogue entre écoles et associations, et permet de répondre aux accusations de sectarisme en renforçant les critères de formation conformes aux standards de l’EAGT. Cette cohésion relative renforce l’image de la gestalt-thérapie dans un paysage thérapeutique en quête de légitimité et de crédibilité. Le champ de la pratique gestaltiste s’étend maintenant aux métiers du consulting, qui sont reconnus par certaines associations professionnelles.
Une gestalt-thérapie française ?
La gestalt-thérapie en France a formé son identité en intégrant les sensibilités locales, les courants de pensée issus de la philosophie, de l’anthropologie, de la littérature, de l’art. Une co-création qui s’est faite peu à peu à l’interface des relations entre les protagonistes : formateurs, superviseurs, thérapeutes, patients. Elle conserve une identité commune qui donne à ressentir un sentiment d’appartenance à une communauté, en particulier lors de journées d’études ou à travers les engagements associatifs.
Cependant les influences extérieures se diversifient : certains s’imprègnent de Heidegger, d’autres utilisent des protocoles empruntés à diverses approches comme l’EMDR ou l’ICV, et s’appuient sur les données des neurosciences. Certains intègrent des pratiques traditionnelles comme le chamanisme, d’autres s’intéressent à l’utilisation de psychotropes et psychédéliques, ou créent de nouvelles branches (sexo-gestalt, éco-gestalt). Le positionnement de la gestalt-thérapie française par rapport à d’un côté la psychanalyse toujours bien implantée et de l’autre les TTC pratiquées largement dans les institutions lui permet de maintenir une place spécifique. Toutefois, l’absence de reconnaissance académique limite encore sa légitimité institutionnelle.
Conclusion
À travers ses adaptations et ses transformations, la gestalt-thérapie demeure une discipline en constante réinvention, ancrée dans une flexibilité qui fait sa force. Contrairement à la psychanalyse qui repose fortement sur l’autorité de son fondateur, la gestalt trouve sa vitalité dans son besoin d’approfondissement comme dans son ouverture aux évolutions extérieures. Si cette capacité à évoluer enrichit la pratique, elle comporte aussi le risque d’une dilution de son identité dans la multitude des pratiques contemporaines, qui reprennent pour beaucoup les apports des fondateurs. C’est pourquoi nous avons à continuer à creuser le sillon de la gestalt-thérapie.
Enfin, ce parcours que je trace ne fait que refléter la gestalt-thérapeute que je suis devenue. Ces années d’expérience m’ont permis de trouver, dans l’entrelacement de pratiques et de théories diverses, un fil conducteur cohérent autour de mon axe gestaltiste. C’est un chemin singulier, qui témoigne de la sédimentation des expériences et des rencontres qui ont façonné ma vision de l’humain et même de l’humanité en devenir, dans une nécessité d’embrasser le spécifique et l’universel. Cela me donne le désir de transmettre de manière plus développée et personnelle, dans un écrit qui dépasserait largement le format des articles que je fais paraître régulièrement.
Sylvie Schoch de Neuforn
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