J’ai vu le film "Emilia Perez", de Jacque Audiard
Par trois regards
« Vous savez qui je suis madame l’avocate ?
Manitas Del Monte chef d’un cartel sur le marché de drogues de synthèse. (…) En quoi puis-je vous aider señor Del Monte ?
Je veux être une femme (…). C’est mon seul espoir de pouvoir vivre ma vie (…) . Je vais devoir laisser beaucoup de choses derrière moi (…)
Ramène mes enfants au Mexique (…) Je ne peux pas vivre sans eux (…) »
Emilia Perez, un drame, un policier musical, un film transgenre sorti le 21 août 2024 et adapté du Roman « Ecoute » de Boris Razon.
Vous avez raison monsieur Audiard : compte tenu de ce qu’il est, compte tenu de ce qu’il veut devenir, Manitas n’a pas d’autre choix pour devenir Emilia que de mettre en scène sa mort. Il doit mourir aux yeux du monde s’il veut renaître en elle. Rompre les liens qui l’empêchent d’être vraiment lui-même.
Mais tout compte peut-il être rond ?
On aimerait que la rupture soit une coupure franche, avec instruments tranchants, nette précise comme l’est la chirurgie. Mais c’est une déchirure. « La rupture propre, comme un chiffre qui se divise sans reste, est sans doute impossible (1)». « Nous ne pouvons pas nous réduire dans le temps semblable à un nombre sans qu’il reste une fraction bizarre (2) »
La rupture, c’est ce qui est redouté par la subjectivité.
« Rompre avec son ancienne vie, c’est changer la modalité de notre présence, la tonalité de notre affirmation. La rupture implique une profonde mutation où le corps joue un rôle central » (3) et la psyché aussi. L’étymologie du mot « rupture » nous le rappelle, qu’on la choisisse ou qu’on la subisse, la rupture inflige une torsion psychique et physique insupportable.
La condition pour que ces expériences de mise à distance soient tolérables pour la subjectivité, c’est que quelque chose d’une continuité soit à chaque fois garantie.
La séparation, c’est ce qui est nécessaire à la subjectivité. En tant que psy nous le savons, c’est à se séparer que nous grandissons ; c’est à cela que nous travaillons avec les personnes qui nous demandent de l’aide. Peut-être fallait-il à Manitas, une avocate très brillante et stratège pour devenir elle. Peut-être aurait-il fallu à Emilia un psy pour panser ce contre quoi elle pourrait aussi se cogner après sa transformation.
Emilia, vous auriez aimé dans cette vie nouvelle, vous plonger dans une vie neuve ; ouvrir un autre livre, disposer de pages blanches où ce qui est laissé derrière reste derrière. J’aurais aimé, moi aussi, que ce qui est laissé derrière reste derrière. Mais c’est un leurre !
Armelle Fresnais
Emilia Perez peut aussi se voir comme une interrogation sur le genre. Dans la situation initiale, les mondes des hommes et des femmes sont présentés comme deux univers bien distincts et étanches l’un à l’autre. Le monde des hommes est entièrement axé sur la recherche de puissance par les armes à feu et la violence, l’insensibilité à la souffrance et la mort des victimes. On retrouve là tous les stéréotypes de l’hypervirilité, jusqu’aux voitures, rugissantes et surpuissantes. Le monde des femmes est tout autre : monde de sensibilité, de tendresse envers les enfants, de séduction envers l’homme, un monde qui semble préservé de la violence parce qu’il en est protégé par la puissance de l’homme et sa capacité à défendre son fief de ses rivaux et ennemis, au prix de la dépendance et de l’impuissance totale de la femme.
Ainsi, l’épouse de Manitas Del Monte est une sorte de pion que Manitas déplace et dont il dispose comme bon lui semble, même s’il y a de l’amour entre eux. Sa vie ne lui appartient pas. C’est Manitas qui décide de ce qui est bon pour elle et les enfants.
A travers la transition de genre de Manitas, c’est la transition de cette société qui est en question. Il n’y a pas que Manitas qui essaie de se ré-inventer : son épouse se reconstruit une vie en Europe, apprenant à vivre de façon autonome ; l’avocate elle-même refuse de n’être que soumission à son client et construit un partenariat avec lui puis avec elle. Des relations différentes entre hommes et femmes s’ébauchent, les cartes sont brouillées et redistribuées, des possibles apparaissent dans cet environnement où les rôles semblaient si figés.
L’issue assez noire du film nous ouvre les yeux sur le rôle d’avant-garde risqué des personnes transgenres pour l’évolution des représentations liées au genre, mais qui ne saurait remplacer le long et douloureux travail de fond d’une société pour dépasser ses clivages.
Un film à voir, un film à penser.
Emmanuelle Gilloots
Avec Emilia Pérez, Jacques Audiard joue avec les genres. Les genres humains, bien sûr, et les genres cinématographiques, thriller, mélodrame, comédie musicale, pour créer un objet singulier, composite. Original, assurément, pas entièrement convaincant à mon avis : le côté thriller est assez convenu, les numéros musicaux diversement réussis, parfois enlevés, parfois laborieux. Mais Audiard enlève le morceau avec Emilia, Karla Sofia Gascon, aussi dérangeante que belle et émouvante dans tous les registres. Il impose un beau personnage trans incarné par une magnifique actrice, c’est là son principal mérite. Justement reconnu par le prix d’interprétation décerné à Cannes 2024.
Francis Vanoye
(1) Marin C, (2020), Rupture(s), Edition Le livre de Poche, 2023.
(2) Nietzsche F, (1874), Seconde considération intempestive, Edition Flammarion.
(3) Marin C, Op.cit, page 13.
À Dire n° 8 - Automne 2024 - Sommaire
Comment être gestaltiste aujourd’hui ?Édito : Emmanuelle GillootsArticles :1 - Me sentir...
Édito
La question « Comment être gestaltiste aujourd’hui ? » a émergé des articles publiés dans notre...
Me sentir gestalt-thérapeute ?
Cette interrogation peut vouloir poser la question des conditions de l’exercice ou de quelle...
Grain de sable, au fil de l’eau
À l’annonce du thème « comment être gestaltiste aujourd’hui », je sens un appel au fond de mon...
Échange avec Pierre Van Damme
Équipe A-Dire : La thématique abordée dans ce N°8 de la revue A-Dire est : « Comment être...
Refuge
Elle est belle immense sombre, si profondeJ'y flâne, m'y promène d'humeur vagabondeMon âme pense...