J’ai lu "Comment ça va pas ?" de Delphine Horvilleur
Emportés sur les pas de la petite Delphine, nous saisissons d’emblée le contraste entre la sérénité et la gravité du climat de son enfance. Une forme de menace omniprésente vient troubler l’insouciance enfantine. L’expression yiddish Oy a brokh… « Quelle malédiction ! » ponctue les échanges comme un signe de reconnaissance et d’appartenance. Pas moyen d’échapper au mauvais sort pesant sur la condition juive. En même temps, cette formulation et ses variantes permettaient une certaine distance : « Elle mêlaient toujours et de façon paradoxale le désespoir et l’humour, la conscience du drame et une certaine façon de s’en moquer. » (p. 12)
Du côté de sa famille paternelle intégrée à la France depuis quelques générations, Delphine goûte le plaisir de la langue et l’imprégnation des valeurs occidentales sous l’influence d’un grand-père agrégé de lettres classiques qui lui transmet affectueusement cet héritage. Du côté de la famille maternelle, l’émigration récente depuis l’Europe de l’Est rend l’intégration plus fragile et pleine d’incertitudes. La figure de la grand-mère maternelle qui manque de mots pour exprimer son affection marque l’enfant et la maintient dans une ambiance insécurisante où rien n’est définitivement acquis : « Très vite, j’ai compris que j’avais en main un jeu biaisé. Certaines cartes disaient : "aie confiance souvent" et d’autres "méfie-toi tout le temps". Alors j’ai fait ce que j’ai pu pour inventer mes propres règles. » (p. 41)
Je connais l’engagement de Delphine Horvilleur pour la cause humaine : son plaidoyer contre la déshumanisation, sa pertinence et son éloquence pour lutter contre l’exclusion, la discrimination et la ségrégation. Avec elle, je tombe de haut en apprenant les massacres du 7 octobre 2023 suivis par des violences meurtrières et vengeresses qui continuent de sévir. Cette chute réveille et vient alimenter ce que l’autrice appelle la "paranoïa juive" : « La peur s’est réveillée en même temps que tous nos fantômes. » (p. 39). Comme si ces événements venaient à la fois justifier le sentiment de persécution du peuple juif et accréditer l’antisémitisme à son égard.
Au détour des conversations successives du récit, l’écrivaine cherche l’origine de ce phénomène. Quelques idées sont émises notamment sur la représentation que nous avons des juifs qui, même victimes, conservent une image de riches et de puissants suscitant l’envie. Cette hypothèse rejoint celle d’Eva Illouz : « Le résultat est que la vulnérabilité des juifs en est venue à être niée, que la mémoire de leur massacre a été associée au pouvoir et leur extermination par les nazis est devenue, bizarrement, une source de ressentiment. »(1) En conséquence, ce peuple se retrouve privé du statut des minorités exclues ou défavorisées qui génère la compassion ou l’aide humanitaire : « C’est comme si, même blessés ou morts, ils restaient riches et puissants. » (p. 66). L’autrice déplore cette différence entre racisme et antisémitisme qui pour elle devraient être combattus avec la même ardeur.
Dans son besoin de comprendre comment nous en sommes arrivés là, Delphine Horvilleur explore également la question de la source de la haine : « Une des racines de cette haine est sans doute à chercher du côté du rapport à l’origine. » (p. 115). Elle s’appuie sur les références théologiques qu’elle connaît bien en tant que rabbin et relève dans l’histoire des trois religions monothéistes les querelles et les jalousies fratricides autour de qui serait le premier ? « Encore et toujours, se répète la question du rapport au commencement. » (p. 116). Le mystère sur l’origine du monde est inacceptable. Comment ne pas avoir un sentiment de dette envers ceux qui nous ont précédés et influencés ? Le mythe de l’auto-engendrement serait commode pour évacuer cette question dérangeante.
L’autrice relie l’histoire juive à celle de Jacob dans la Bible qui sort vainqueur de la bagarre avec son frère alors qu’on le croyait fragile. Cependant l’issue du combat le rend boiteux : « L’enfant fragile devient l’homme capable de vaincre non parce que son corps est intact mais parce qu’il se sait abîmé. » (p. 130). Elle dénonce ainsi le risque d’arrogance et de toute puissance qui engendre la déshumanisation. En tant que rabbin, elle précise dans un sermon prémonitoire, quelques jours avant le massacre : « J’ai parlé ce jour-là, du danger que court Israël chaque fois qu’il se sent infaillible, chaque fois qu’il se croit installé et pleinement légitime dans sa propriété ou son plein droit, chaque fois qu’il oublie le visage d’un autre qui lui fait face » (p. 133)
Delphine Horvilleur nous met en garde contre la tentation clanique de faire alliance avec les uns contre les autres et d’entretenir ainsi une guerre sans fin. Il semble difficile de sortir d’une logique de rapport de force, de lutte aboutissant à la victoire du vainqueur sur le vaincu. Son message est que la guerre n’est pas à mener contre l’autre mais contre la haine. Quelle déception de constater que cette pensée élaborée s’effondre face à la barbarie… Ce constat désespérant cause la perte de repères et pousse à trouver refuge dans un repli identitaire.
La lecture de cet ouvrage nous fait découvrir une femme désemparée, touchée dans ses fibres, dans les liens de son sang et son appartenance ethnique. Son peuple est attaqué, rattrapé par une haine qu’elle espérait apaisée : « Ça s’en va et ça revient », chante Claude François qu’elle se plaît à citer dans ces pages. Au fil des conversations qu’elle imagine avec les uns et les autres, Delphine dévoile sa sensibilité identitaire, elle nous fait découvrir la petite fille juive, marquée et insécurisée par l’itinéraire de son peuple. Si l’individu se sent menacé, il se raccroche à son identité, c’est vital pour survivre. Ce sentiment de bête traquée est présent également dans l’article d’Esther Galam qui paraît dans les pages de ce journal.
Avant de clore ce récit, soulignons une dernière remarque sur le sentiment d’abandon, peut-être même de lâcheté vécus par Delphine lorsque ses amis de gauche se sont désistés pour l’accompagner à la manifestation contre l’antisémitisme sous prétexte de la participation de l’extrême droite à ce défilé. Pour elle, la position que certains mouvements de gauche prennent en faveur de la cause palestinienne reste incompréhensible, comme si on pouvait hiérarchiser le degré de souffrance des victimes, comme si, ajoute-t-elle « les pleurs pour les miens signaient forcément la déshumanisation de ceux d’en face » (p. 138). De son côté, Eva Illouz qui cherche à expliquer ce parti pris manifeste de la gauche internationale souligne cette confusion : « le sionisme est devenu un signifiant flottant sur lequel sont projetés les crimes du racisme, du colonialisme, du réchauffement climatique et du capitalisme. » (2)
A la suite de ce chantier ouvert par les événements et le témoignage personnel de Delphine Horvilleur, nous invitons le lecteur à se questionner. Qui sommes-nous ? Comment sortir des clivages : droite/gauche, Palestine/Israël, croyant/athé et d’autres. De quoi se perdre... et réfléchir !
Chantal Masquelier-Savatier
Delphine Horvilleur, Comment ça va pas ?, éditions Grasset, 2024
(1) Eva Illouz, Le 8-octobre, généalogie d’une haine vertueuse, Tract Gallimard N°60 (Octobre 2024)
p. 34.
(2) Eva Illouz, op. cit. p. 49.
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